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Exemple d'une courbe ni classique, ni fractale
par Nik Lygerōs

On construit par un procédé géométrique une courbe continue de longueur finie qui a un ensemble dense de points où elle n'a pas de dérivée, propriété que l'on montre de façon élémentaire, créant ainsi dans la lignée des travaux de G. de Rham un nouveau genre de courbes intermédiaires entre les courbes classiques et les fractals classiques.

Introduction

Je remercie Roland Berger de m'avoir fait découvrir les travaux de Georges de Rham, ainsi que Michel Mizony pour son aide constante, toujours prêt à discuter quel que soit mon projet de recherche.

 

Dans l'ensemble des fonctions exotiques, il existe actuellement deux catégories :

  •  les fonctions irrégulières : continues n'admettant presque nulle part de dérivée (voir S. Dubuc [2])
  •  les fonctions singulières : continues, croissantes et dont la dérivée est presque partout nulle. L’appellation est de H. Lebesgue (voir G. de Rham [8])

Voici un commentaire de H. Poincaré, sur une classe de fonctions irrégulières --comme celle de F. Weierstrass [11] ou celle de C. Cellérier [1], (que l'on peut considérer respectivement comme la partie réelle et imaginaire d'une fonction complexe) lesquelles sont, comme l'a montré G.H. Hardy [3] dépourvues de dérivées-- mais qui aurait pu être adressé à l'ensemble des fonctions exotiques :

Construction de la fonction de Cellérier
Construction de la fonction de Cellérier $x \mapsto \sum a^{-n} \sin(a^n x \pi)$
Construction de la fonction de Weierstrass
Construction de la fonction de Weierstrass $x \mapsto \sum a^n \cos(b^n x \pi)$
 

 

“...”

Autrefois, quand on inventait une fonction nouvelle, c'était en vue de quelque but pratique ; aujourd'hui on les invente tout exprès pour mettre en défaut les raisonnements de nos pères et on n'en tirera jamais que cela.

H. Poincaré (1889)

 

Même si H. Poincaré avait raison, bien qu'à présent de nombreuses applications sont là pour contredire ses propos, et que la seule contribution de ces fonctions serait d'anéantir certains "raisonnements" alors nous pensons qu'elle justifierait entièrement son existence.

C'est sans doute G. de Rham qui a été le premier a exhiber une propriété allant dans le sens d'une unification de ces deux grandes catégories en établissant que certains de leurs éléments respectifs pouvaient être générés à partir d'une même équation fonctionnelle paramétrée (voir G. de Ram [10]). De plus il a réussi à retrouver avec cette méthode un exemple exotique qui lui est propre et qu'il avait obtenu uniquement à l'aide d'un procédé géométrique simple.

De Rham, en généralisant son exemple, obtient une courbe continue qui a un ensemble dense de points anguleux (voir G. de Rham [9]). Mais ce qui est vraiment important dans le cadre d'une mentalité fractale (voir N. Lygerōs [6]) c'est la longueur de cette courbe : elle est finie !

En interprétant le résultat de G. de Rham, à notre façon, l'on peut dire qu'il a montré le théorème suivant : il existe une courbe continue de longueur finie qui n'est pas dérivable en une infinité dense de points.

Notre idée alors, puisque nous savions qu'un tel être pouvait exister, fut d'en construire un tout aussi élémentaire mais dont la géométrie suffisait à elle seule --contrairement à l'exemple de de Rham-- pour montrer qu'il vérifiait bien le théorème précédent ; en d'autres termes nous voulions que sa propriété soit aussi évidente à montrer que celle que possède la courbe de von Koch [4], à savoir qu'elle n'a pas de dérivée.

Description de la construction (voir N. Lygerōs [5])

Considérons l'arc d'un cercle -- que nous supposerons centré à l'origine d'un repère -- qui se trouve dans le premier cadran du plan. Nous procédons alors à une symétrie orthogonale de cet arc par rapport à sa corde. Ensuite, nous faisons tourner dans le sens rétrograde l'arc ainsi obtenu, dont nous avons fixé l'extrémité qui est sur l'axe des abscisses, jusqu'à ce que l'autre extrémité qui était sur l'axe des ordonnées retouche le cercle initial. Nous agissons de même avec le nouvel arc, mais cette fois nous fixons l'extrémité que nous avions déplacée précédemment.

En répétant 3 ($=2^2 -1$)fois cette procédure, la toute première extrémité que nous avions bougée, se retrouve à sa place initiale, et la figure obtenue de cette façon représente le premier itéré de notre exemple. À présent, pour obtenir le deuxième ensemble itéré nous faisons cette fois une symétrie orthogonale par rapport à la corde de l'arc dont l'une des extrémités se trouve sur l'axe des ordonnées et l'autre est le milieu de l'arc -- qui est dans le premier ensemble itéré. Ensuite, de la même façon que précédemment, nous tournons l'arc obtenu et nous répétons 7 ($=2^3-1$) fois cette opération; obtenant ainsi le deuxième ensemble itéré.

En procédant de cette façon une infinité de fois, on construit un être mathématique qui est une courbe continue (par construction), de longueur finie (elle est égale à celle du cercle initial ; en effet, étant donné que nous n'avons utilisé que des isométries nous conservions à chaque itération la longueur), et non dérivable en une infinité de points (puisque chaque fois que nous créons une cassure au milieu d'un arc notre méthode conserve pour toutes les étapes ultérieurs l'angle ainsi formé et il est trivial de montrer que cet angle n'est jamais plat).

Ainsi, dans l'ensemble des courbes planes bornées, l'exemple de de Rham (points anguleux) et du notre (demi-tangentes différentes) apparaissent comme des courbes intermédiaires entre les courbes classiques (de longueur finie, n'ayant qu'un nombre fini de points où elles ne sont pas dérivables) et les fractals classiques (de longueur infinie, dérivables nulle part).

Construction de l'ensemble de Lygeros
Construction de l'ensemble de Lygerōs
 

 

Références bibliographiques

[1] C. Cellérier. Note sur les principes fondamentaux de l'analyse, Bull. Sci. Math., 2, vol. XIV, 1890, Première Partie, 142--160.
[2] S. Dubac. Modèles de courbes irrégulières, in Fractals, Masson, 16--43, 1987.
[3] G.H. Hardy. Weierstrass's non-differentiable function, Trans. Amer. Math. Soc., 17 (1916), 301--325.
[4] H. von Koch. Sur une courbe continue sans tangente, obtenue par une construction élémentaire, Arkiv für Mathematik, Astronomi och Fysik, 1 (1904), 681--704.
[5] N. Lygerōs. Sur une courbe continue de longueur finie, non-dérivable en une infinité de points, Singularité, 1, vol. 2, 1991.
[6] N. Lygerōs. Mentalité fractale, Revue de l'IREM de Lyon, 6 (1991), 39--46.
[7] H. Poincaré. La logique et l'intuition dans la science mathématique et dans l'enseignement. Enseignement Math., t. 1, 157--162, 1889.
[8] G. de Rham. Sur certaines équations fonctionnelles, dans l'ouvrage publié à l'occasion de son centenaire par l'École Polytechnique de l'Université de Lausanne (1853-1953), 95--97.
[9] G. de Rham. Sur une courbe plane, Journal de Mathématiques pures et appliquées, 35 (1956), 25--42.
[10] G. de Rham. Sur quelques courbes définies par des équations fonctionnelles, Rendiconti del Seminario Matematico dell'Università e del Politecnico di Torino, 16 (1957), 101--113.
[11] F. Weierstrass. Uber continuirliche functionen eines rullen arguments die für keinen werth des letzteren einen bestimmter differential quotienten besitzen, in Mathematische Werke II, 71--74, 1872.

 

Originellement publié dans la Gazette des mathématiciens 49 (juillet 1991).

Publiée le 03.04.2020