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Raconte-moi... une période

Il y a beaucoup de nombres réels, beaucoup trop ; plutôt que d’avoir quelques informations sur tous ces nombres, on aimerait en savoir davantage sur les plus intéressants d’entre eux. Définir une classe de nombres qui soient spécialement dignes d’intérêt n’est pas aisé. On veut que tous les nombres algébriques en fassent partie. En contrepartie, il semble naturel de ne considérer qu’un ensemble dénombrable. Les nombres transcendants qui vont être élus pour faire partie de cet ensemble proviennent de l’analyse classique et de la géométrie.

En théorie des fonctions d'une variable complexe, une période d'une fonction $f(z)$ est un nombre $\omega$ tel que les fonctions $f(z)$ et $f(z+\omega)$ coïncident. La période est le temps qui s'écoule entre deux évènements qui se répètent à intervalles réguliers - ce sont les mouvements périodiques ! On peut, au moins dans un premier temps, prendre pour fonctions $f$ des fonctions méromorphes complexes d'une variable complexe. Pour restreindre la classe de fonctions étudiées, on suppose que $f$ satisfait à une équation différentielle. Cela permet d'écrire une période $\omega$ comme une intégrale.  L'exemple de base est le nombre $2\mathrm{i}\pi$, période fondamentale de la fonction exponentielle $\mathrm{e}^z$:
\[
  \mathrm{e}^{z+2\mathrm{i}\pi}=\mathrm{e}^z,
\]
avec l'équation différentielle $f'(z)=f(z) $ qui fournit une expression de $2\mathrm{i}\pi$ comme une intégrale
\[
  2 \mathrm{i}\pi=\int_{|t|=1}\frac{\mathrm{d} t}{t} \cdotp
\]
Les périodes de la fonction exponentielle sont les éléments du réseau $2\mathrm{i}\pi\mathbf{Z}$.  Un autre exemple provient des fonctions elliptiques $\wp$ de Weierstrass, solutions d'équations différentielles
\[ {\wp'}^2=4\wp^3-g_2\wp-g_3,
\]
avec $g_2$ et $g_3$ nombres complexes tels que le discriminant $g_2^3-27g_3^2$ du polynôme en $\wp$ au second membre ne s'annule pas, de sorte que $4t^3-g_2t-g_3=4(t-e_1)(t-e_2)(t-e_3)$ avec $e_1$, $e_2$ et $e_3$ deux à deux distincts. Les périodes de $\wp$ forment encore un réseau $\mathbf{Z}\omega_1+\mathbf{Z}\omega_2$, cette fois-ci en dimension $2$, un couple fondamental de périodes étant donné par les intégrales elliptiques
\[
  \omega_i=2\int_{e_i}^{\infty} \frac{\mathrm{d} t}{\sqrt{4t^3-g_2t-g_3}} \quad (i=1,2).
\]
Plus généralement, il est possible d'associer des périodes, admettant des expressions similaires "intégrales abéliennes"), à toute variété abélienne, en considérant leurs points complexes et en les identifiant à des tores complexes.

C'est ainsi que va apparaître la première définition d'une période par Kontsevich et Zagier [6] : ils considèrent toutes les intégrales convergentes de fonctions algébriques, en imposant que tout soit défini sur le corps des nombres rationnels. Le domaine d'intégration doit être défini par des égalités et des inégalités ne faisant intervenir que des fractions rationnelles à coefficients rationnels. Les fonctions algébriques que l'on intègre doivent également être définies par des équations polynomiales à coefficients rationnels. Une période est alors définie comme un nombre complexe dont la partie réelle et la partie imaginaire vérifient ces conditions. Les nombres algébriques sont des périodes: l'écriture de $\sqrt{2}$ sous forme de l'intégrale réelle
\[
\frac{1}{2}\int_{t^2<2} \mathrm{d} t
\]
s'étend facilement pour écrire tout nombre algébrique comme une période. Comme la somme de périodes et le produit de périodes sont encore des périodes, on obtient une sous-algèbre $\mathcal{P}$ de $\mathbf{C}$ sur le corps des nombres algébriques.

Il est fréquent, en théorie des nombres, que des problèmes soient faciles à formuler mais que les réponses défient les méthodes connues. C'est ce qui se
passe ici: cet ensemble $\mathcal{P}$, défini de façon naturelle et élémentaire, recèle de nombreux mystères qui révèlent à quel point nos connaissances sont limitées. Une première question ouverte est de savoir si cette algèbre est un corps. On soupçonne que non (par exemple on s'attend à ce que $1/\pi$ ne soit pas une période). Mais on dispose de peu de moyens pour démontrer qu'un nombre n'est pas une période (voir [11]), et on ne connaît pas d'exemple d'un nombre défini par une série ou une intégrale convergente simple, dont on puisse démontrer qu'il n'est pas dans $\mathcal{P}$. La constante de Chaitin [4]  est un exemple de nombre qui n'est pas calculable, donc qui n'est pas une période, mais on ne peut pas dire que ce soit une constante qui apparaît naturellement en analyse.

En revanche, on connaît explicitement un bon nombre d'éléments de $\mathcal{P}$. Nous avons dit que les nombres algébriques sont des périodes.  De même, tout logarithme d'un nombre algébrique est une période, l'exemple le plus simple étant
\[
\log 2=\int_{1<t<2}\frac{\mathrm{d} t}{t}\cdotp
\]
Les valeurs de la fonction zêta de Riemann aux entiers positifs, et plus généralement les valeurs des polyzêtas (valeurs zêta multiples étudiées par Euler, Zagier et beaucoup d'autres) sont des périodes.  Comme $\mathcal{P}$ est une algèbre sur le corps des nombres algébriques, toute combinaison linéaire à coefficients algébriques de logarithmes de nombres algébriques est encore une période. Ces nombres sont appelés périodes de Baker par certains auteurs [8]. Un résultat fondamental obtenu par A. Baker en 1968 est que tout nombre de la forme
\[
\beta_1\log\alpha_1+\cdots+\beta_m\log\alpha_m
\]
avec des $\alpha_i$ et des $\beta_j$ algébriques est nul ou transcendant. De plus, un tel nombre ne peut s'annuler que dans des cas triviaux (s'il s'annule, alors les nombres $\log \alpha_i$ sont linéairement dépendants sur le corps des nombres rationnels). Démontrer qu'un nombre transcendant n'est pas dans cette classe des nombres de Baker est de nouveau un problème difficile: ici encore, on dispose de peu de moyens pour y parvenir. Comme le produit de périodes est encore une période, la valeur de tout polynôme à coefficients rationnels en un point dont les coordonnées sont des logarithmes de nombres algébriques est encore une période. Déterminer les conditions sous lesquelles un tel nombre peut s'annuler est un des principaux problèmes ouverts de la théorie des nombres transcendants (c'est un cas particulier de la conjecture de Schanuel); on s'attend à un résultat facile à énoncer: la conjecture est que des logarithmes $\mathbf{Q}$-linéairement indépendants de nombres algébriques sont algébriquement indépendants.

La conjecture principale de [6] énonce que toute égalité entre périodes découle des transformations élémentaires sur les intégrales: additivité, changement de variables, formule de Stokes. Ce n'est pas le seul problème ouvert. Que l'algèbre $\mathcal{P}$ contienne un sous-ensemble infini formé d'éléments algébriquement indépendants ne semble pas encore démontré. On peut aussi s'attendre à ce qu'aucune période ne soit un nombre de Liouville (de manière plus ambitieuse, les périodes devraient, pour l'essentiel,   avoir des propriétés diophantiennes génériques (i.e., partagées par presque tous les nombres réels au sens de la mesure de Lebesgue, cf. [3]). Une notion de degré de périodes a été introduite par Wan Jianming [10] : le degré d'une période réelle $p$ est la dimension minimale d'un domaine $\Sigma$ de l'espace euclidien défini par des inégalités polynomiales à coefficients algébriques tel que
\[
p=\int_\Sigma 1.
\]
Les périodes de degré $\le 2$ sont les nombres de la forme
\[
a\,\arctan \xi +b\log \eta+c
\]
avec $a$, $b$, $c$, $\xi$, $\eta$ algébriques. On ne connaît pas encore explicitement de période dont on puisse démontrer qu'elle est de degré $>2$.

La définition ci-dessus d'une période n'est pas la plus commode pour travailler avec cette algèbre $\mathcal{P}$. Kontsevich et Zagier [6] donnent une autre définition des périodes comme une intégrale $\int_C\omega$ faisant intervenir une variété quasiprojective lisse $X$, une sous-variété $Y$ de $X$, une $n$-forme algébrique fermée $\omega$ sur $X$ s'annulant sur $Y$, le tout étant défini sur le corps des nombres algébriques, et une $n$-chaîne singulière $C$ sur $X(\mathbf{C})$ dont le bord est contenu dans $Y(\mathbf{C})$. Ils affirment que cette définition, apparemment plus générale, est équivalente à la première, mais l'équivalence n'est pas immédiate: les détails de la démonstration ont fait l'objet d'un mémoire de Diplomarbeit par Benjamin Friedrich [5] qui analyse finement les liens entre différentes notions de période.

On voulait définir une classe de nombres dignes d'intérêt; $\mathcal{P}$ représente une première étape dans cette direction, mais le but n'est pas encore pleinement atteint. On s'attend à ce qu'un nombre comme $\mathrm{e}$, valeur au point $1$ de la fonction exponentielle, ne soit pas une période. Il est naturel d'étendre la classe $\mathcal{P}$ en définissant des périodes exponentielles, ce que fait Kontsevich dans la dernière partie de [6] dont il est l'unique auteur. La constante d'Euler est un exemple de période exponentielle (voir [9]), mais d'autres constantes mathématiques classiques ne sont probablement pas des périodes exponentielles, et il faudra élaborer une hiérarchie de sous-ensembles de $\mathbf{C}$, de façon à réaliser la prédiction de Kontsevich [6] : "toute constante classique est, en un sens convenable, une période".

Un des aspects les plus fascinants lié à cette notion de période, à peine évoqué ici, réside dans les développements sophistiqués auxquels elle conduit, en liaison avec des conjectures de A. Grothendieck et Y. André, et des travaux récents de F. Brown [7] et J. Ayoub [2]. La notion de période joue un rôle clé dans la recherche d'une généralisation aux nombres transcendants de la théorie de Galois, culminant avec le groupe de Galois cosmique prédit par P. Cartier, comme cela est décrit par Y. André dans [1].

Bibliographie

[1] Y. André. « Idées galoisiennes ». In : Y. André et al. Histoires de Mathématiques X-Ups 2011. Journées mathématiques X-UPS 2011. Sous la dir. de P. Harinck, A. Plagne et C. Sabbah. École Polytechnique, 2011.
[2] J. Ayoub. « Periods and the conjectures of Grothendieck and Kontsevich-Zagier ». Eur. Math. Soc. Newsl. 91 (2014), p. 12–18.
[3] Y. Bugeaud. Approximation by algebraic numbers. 160. Cambridge Tracts in Mathematics. Cambridge University Press, Cambridge, 2004, p. xvi+274. doi : 10.1017/CBO9780511542886.
[4] G. Chaitin. « How real are real numbers? » Int. J. Bifurcation Chaos Appl. Sci. Eng. 16, n o 6 (2006), p. 1841–1848. doi :10.1142/S0218127406015726.
[5] B. Friedrich. Periods and algebraic deRham cohomology. 2005. arXiv : math/0506113.
[6] M. Kontsevich et D. Zagier. « Periods ». In : Mathematics unlimited–2001 and beyond. Berlin : Springer, 2001, p. 771–808.
[7] S. Müller-Stach. « What is. . . a period? » Notices Amer. Math. Soc. 61, n o 8 (2014), p. 898–899. doi : 10.1090/noti1159.
[8] M. R. Murty et P. Rath. Transcendental Numbers. New York : Springer, 2014. 217 p.
[9] T. Rivoal. « On the arithmetic nature of the values of the gamma function, Euler’s constant, and Gompertz’s constant ». Michigan Math. J. 61, no 2 (2012), p. 239–254. doi : 10.1307/mmj/1339011525.
[10] J. Wan. Degrees of periods. 2011. arXiv : 1102.2273 [math.NT].
[11] M. Yoshinaga. Periods and elementary real numbers. 2008. arXiv : 0805.0349 [math.AG].

 

Michel Waldschmidt est professeur émérite à l'Université Paris Sorbonne Université.

 

 

 

Retrouvez l'article intégral paru dans la Gazette 143 (janvier 2015).
Publiée le 25.02.2019